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Une ode pour une carte identité

Par Martin Aleida.

Je m’appelle Iramani. J’ai soixante-douze ans. Inutile de vous raconter ma vie, contentons-nous de dire, par exemple, que la prison ou le camp de concentration le plus cruel fut mon univers. Ma vie s’est vainement épuisée trop longtemps dans une prison sale et étouffante, avalée par ses murs. Lorsqu’on m’a fait quitter ma cellule, je ne savais pas encore la raison du traitement brutal d’un régime – un régime lui aussi brutal, mais étonnamment soutenu par beaucoup de gens. Je me demandais constamment, d’où venait le comportement déchaîné qui m’avait coincée pendant treize ans, à la pénitentiaire féminine de Pelantungan, Java Centre. Tout cela seulement parce que je suis une épouse, je répète, une épouse, mission que j’ai remplie parfaitement. Mais comment l’expliquer à Tatiana, la plus jeune de mes enfants, qui a dû me suivre dans toutes les cellules dans lesquelles j’étais recluse. J’ai été jetée comme un déchet, même pas digne du compost. Le régime a volé sa conscience, elle, qui avait encore besoin d’être allaitée. Et cela augmente ma souffrance de mère. 

J’ai lu le journal d’Anne Frank une dizaine de fois. Je pouvais imaginer le moment où, entendant le bruit de bottes des troupes s’approchant du placard, son abri, elle se rend compte que sa mort est très proche. Née juive, elle est une proie toute désignée. Il n’est pas dans mes intentions de me glorifier de mon calvaire. Mais la petite fille a eu plus de chance que nous. Elle aurait été asphyxiée par le gaz toxique dans la chambre à gaz. Quant à nous, ma fille et moi, nos battements de cœur nous ont maintenues en vie, même si, en fait, nous n’étions plus des êtres humains vivants. 

« Laisse tomber », me disais-tu, pour me soulager.  « Oublie ! le temps cicatrisera tes blessures », tu tentes toujours d’effacer mon ressentiment. Je n’arrivais pas à être d’accord avec toi, mais bon, je gardais tout en moi. Tu vois, je pouvais supporter même des années d’emprisonnement, donc pourquoi refouler mes sentiments. Ce matin, en me réveillant je me suis sentie bizarre. Pendant quarante ans, je n’ai jamais été si heureuse. Juste une comparaison : je me souviens comment je me sentais quand j’ai donné naissance à mon enfant ; la paix du cœur découlait du cri de douleur que j’émettais en poussant mon bébé au monde, dès que j’ai vu Tatiana, encore rouge et allongée à côté de moi. Je dirais que l’ampleur du bonheur que je ressentais atteignait ce point-là. 

Je portais ma plus belle tenue. Je me suis assise en regardant le coucher du soleil. La véranda était petite, et pourtant ça me convenait quand les feuilles sèches touchaient les bouts de mes orteils. Hier, une fois rentrée du bureau de sous-district pour récupérer ma nouvelle carte d’identité, j’avais les yeux et le cœur satisfaits. J’avais l’impression que la petite justification d’identité, protégée par un film qui brillait, me rendait plus heureuse que le jour où j’étais traînée hors de la prison à Pelantungan il y a plus de vingt ans. Je me rappelais que la joie avait disparu très vite au cours des années. Ouah, quel plaisir d’observer cette carte. La surface brillante me rendait fière, pleine de confiance et de dignité. Le monde extérieur m’a replacé en tant que citoyenne ordinaire. Regardez : mon nom est bien écrit, sans aucune faute d’orthographe, en lettres noires et étroites. Cela a dû être imprimé par un ordinateur, une nouvelle machine qui signifie la gloire de l’humanité, non par une machine à écrire. La carte d’identité est très pratique comme confirmation de présence, d’existence d’une personne indépendante dans la société. 

En effet, quelques gens disaient qu’une telle carte est l’une des formes de violation des droits fondamentaux de l’homme. Le droit à la liberté ; étant donné qu’une carte identité est un moyen du pouvoir pour surveiller le mouvement des citoyens. Nous ne pouvons rien faire sans être épiés, tout comme la vache qui porte toujours sur son dos la trace d’une brûlure au fer rouge ; la plaie fonctionne comme un mouchard qui l’espionne où qu’elle pâture et rumine. 

Je ne partageais pas ce point de vue. Car j’étais bien une femme bannie, ainsi que des milliers de gens. Si cette carte d’identité est assumée comme une dépravation des dirigeants, que dire des deux lettres au coin de la carte ? Les deux lettres infamantes …, elles n’avaient que trois doigts de longueur. Néanmoins, quelle consolation ! Au coin supérieur droit de ma carte il n’y avait plus cette marque infamante que j’aurais dû subir jusqu’à ma mort. « ET », acronyme de « ex tahanan politik » ou ex-prisonnier politique. En donnant mon ancienne carte d’identité à l’officier, c’était encore frais dans ma mémoire, ma main tremblait ; j’avais l’impression que la tâche gravée sur moi s’était embarquée dans un petit navire qui coulait dans une mer très profonde. Je n’étais pas la seule victime. En plus, le fardeau d’être banni comme je le suis dépasse ce que la génération actuelle peut imaginer. Ce tampon m’a fait souffrir, mais aussi mes enfants. La porte d’une vie normale avait été fermée pour nous. Nous étions tous parias à cause du signe sur la carte. Durant plus de vingt ans j’ai subi ce châtiment. Tout ça rien que parce que je suis la femme de quelqu’un. 

Avant la catastrophe politique en 1965 qui lui a coûté sa vie, je ne savais rien de la faute que mon mari avait commise. Pourtant, sa femme et ses enfants encore jeunes et même son bébé nouveau-né devaient en souffrir ; je n’étais qu’une femme. Et pour moi, un mari est une personne avec laquelle je partage tout. Ma conscience m’amène à être fidèle à ma nature, à élever les enfants jusqu’à ce qu’ils soient adultes. Ce n’était pas par volonté que je m’éloignais de la politique, cela tout simplement ne m’intéressait pas. Je pensais que j’avais beaucoup contribué aux aspirations de mon mari, quand je tenais l’échelle lorsqu’il voulait prendre un livre dans l’étagère du haut, quand je nettoyais ses lunettes, quand il se lavait. Quand je voulais aller à son bureau, cela même le rendait heureux. Parfois il m’attirait en promettant notre plat chinois préféré pour le retour. À vrai dire, il restait un homme chaleureux, même si la politique l’a emmené loin de moi.

Quand les interrogateurs me posaient la question sur mon engagement dans ses activités, je leur répondais que j’attendais qu’il ait fini d’écrire un éditorial du journal qu’il dirigeait. Avec fierté, je disais que les mots ne lui manquaient jamais lorsqu’il était en face de sa machine à écrire. Je me rappelais quand il m’appelait et me demandait d’approcher, il empruntait mon épingle de kebaya pour racler les saletés collées sur les lettres de la machine. A cause de tout cela, j’ai été tenue dans l’isolement pendant treize ans. Ils ne croyaient pas que je n’avais fait qu’accompagner mon mari lorsqu’il travaillait à la rédaction de son journal. Je m’asseyais à côté de lui quand il écrivait, et je tricotais. Parfois mon beau-frère était là aussi. Les interrogateurs n’en croyaient carrément rien. Ils espéraient que face à l’emprisonnement éternel je trahirais mon mari. En fait, cela m’a appris que l’honnêteté n’a aucune place dans la tyrannie qu’ils honoraient.

J’observais encore une fois la carte d’identité obtenue tout à l’heure. La surface était nette et lisse. Que le blason est magnifique ! Avec les lignes rouges au coin gauche. J’avais l’impression d’avoir saisi la liberté pour la deuxième fois, en m’assurant de mes propres yeux que les deux lettres noires et laides avaient été supprimées. Ma famille, inquiète, m’a entourée lorsque je suis arrivée de Pelantungan. Mais, à ce moment, je fêtais seule cette liberté. Seules les feuilles sèches m’accompagnaient, en touchant mes orteils. Soudain la porte derrière moi a grincé. Une question arrêtait mon monologue intérieur.  « Qu’est-ce que tu fais ? » disait Tatiana. J’étais non seulement surprise, mais aussi embarrassée. Je tenais fermement la carte. Ses bras m’embrassaient par-derrière. Elle me faisait un bisou sur ma couronne, qui était un peu couverte par quelques cheveux gris. Elle me persuadait comme cela. 

Ainsi mes doigts se détendaient. Elle s’est rendue compte du grand événement qui a changé mon humeur ce matin. Je l’embrassais aussi. Ses yeux passaient de mes yeux à la carte d’identité posée sur ma paume. Elle s’agenouillait tandis que son regard était fixé sur la petite carte, comme si elle n’arrivait pas à en croire ses yeux ; elle était bouche bée, les doigts devant la bouche. Même si elle ne disait rien, je savais qu’elle était très étonnée en découvrant que rien n’était tamponné au coin de la carte d’identité. Le bleu était si propre, pur, et clair comme la mer. Je savais qu’au fond de son cœur elle était en train de se demander comment les deux lettres diaboliques avaient disparu, les lettres qui l’avaient rendue inexistante. Très longtemps elle réfléchit à la carte magique. Elle restait à genoux, tenant mes jambes. Elle était comme sortie d’un long tunnel sombre, et comme si elle était fascinée par la lumière flottant devant elle, la lumière venue de la carte. Mais elle ne disait rien, pas même un seul mot. Silence complet ! 

Je lui racontais l’objectif de mon départ à Solo, Java Est, il y a quelque temps. La dernière fois que je suis partie, c’était pour finaliser la vente du terrain dont j’ai hérité de mon père, et l’argent que je gagnais devait servir à me débarrasser de l’« ET » qui avait constamment assiégé, entravé notre vie. Je croyais qu’il était le temps de m’en débarrasser avant de mourir. Je suis allée au bureau de sous-district plusieurs fois, jusqu’à que je trouve quelqu’un qui veuille bien m’aider jusqu’au bout à obtenir une carte d’identité propre, c’est-à-dire une carte où la tâche de l’« ET » qui nous avait mis au ban de la société, aurait disparu. J’avais voulu payer à tout prix. 

« Donc tu as soudoyé pour cette carte ?! » elle était tellement ébahie. J’étais paralysée.« Donc tu as dépensé des millions de rupiah uniquement pour ça ? Ça sert à rien ! »

Je savais qu’elle tentait de contenir sa colère quand elle a dit que sa génération ne supportait plus la corruption, que c’était démodé. En plus le gouvernement a dissous le signe d’« ET » adressé aux lépreux. Cela marquait une nouvelle ère. Il était l’heure de supprimer cette souffrance. Le président de la république, autrefois un kyai ou maître religieux, a demandé pardon pour un quelconque crime envers les victimes, y compris moi. Bien qu’il soit aveugle, son cœur était grand. Par conséquent, Dieu a illuminé ses pensées. 

Ces millions auraient été très utiles pour Mas Jati, pour son business. Ou pour Mbak Rin pour devenir tailleur, ou bien Mbak Win pour payer ses frais de scolarité, Mas Awang pour ouvrir un garage… pour… pour… Tu as fait une chose en vain. Un gâchis… » disait-elle en gémissant. Mon plus jeune enfant. Il me semblait qu’elle était déçue, vraiment déçue. J’étais silencieuse. Je sentais que ses doigts hésitaient à lâcher mes genoux. Je me suis rendue compte qu’elle se lamentait sur mes bêtises. Mais je ne regrettais rien. Je ne le regretterai jamais. Des années, j’ai attendu que les dirigeants déclarent la dissolution du signe « ET ». Pourtant, le châtiment mental restait dans le coin de la carte d’identité. Le fléau m’avait hanté. Jusqu’à ce que je m’en mêle. Sinon, pendant combien de temps encore aurais-je dû être emprisonnée ? Le temps m’a appris que personne ne tient sa parole, que personne ne réalise ce qu’il a promis. Je ne pouvais plus attendre. J’avais entièrement perdu confiance.  

Traduit par Indah Lestari

Relu par Gabriel Facal

Illustration par Rob Sugarman

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