
Par Mona Sylviana
L’homme tourna la tête. Les feuilles de café et de chocolat étaient empilées. Les feuilles s’asséchaient. Silhouette. Les brindilles se frottaient les unes contre les autres. Douleur. Samsu passa son corps en travers de la porte. Les charnières ne firent pas de bruit. Il fit une pause pendant un moment. Le silence était rompu par le son de la télévision au fond de la pièce. Presque tout le monde parlait dans le café. Ils commentaient le débat télévisé.
Personne n’aurait remarqué son arrivée si nous n’étions pas à la fin de la saison sèche. Les feuilles froides et sèches pénétrèrent à l’intérieur. Plusieurs des hommes tournèrent la tête simultanément.
Samsu sourit d’un air amical. Il se dirigea rapidement vers le coin qui faisait face à la porte des toilettes. Il tira lentement une chaise. Il enleva son écharpe, son bonnet ainsi que sa veste. Il déposa le tout sur la table.
Avant que Samsu ne s’asseye, quelqu’un vêtu d’une chemise à moitié rouge cria: « Commandez d’abord un café, monsieur. On arrive dans un instant. Nous continuerons l’histoire que nous avons commencée hier. »
Samsu sourit à nouveau. Il hocha la tête. Il allongea sa jambe droite. Il tira un paquet de cigarettes et des allumettes de la poche de la chemise. Un verre fumant de café noir était devant lui après trois bouffées de cigarette. Comme quatre jours auparavant, la cafetière était immédiatement partie. Avant de s’asseoir derrière son comptoir, elle essuya les éclaboussures de café et de vapeur d’eau.
L’homme en chemise rouge tira la chaise à côté de Samsu.
« Comment allez-vous, monsieur?
– Hé ! Buton. Tu ne vois pas que notre ami n’a pas encore fini de fumer. Viens ici. Ne t’en va pas. Nous n’en avons pas encore fini.
– Ah ! C’est bon. Comment peut-on parler avec cette télévision.
– Oui. Oui. Nous nous ennuyons déjà, dit quelqu’un qui avait les épaules couvertes d’un sarong tout en tirant une chaise devant Samsu.
– Dites les gars. Qu’est-ce que c’est que ca? Comment pouvons-nous devenir intelligents si nous écoutons ce que les fonctionnaires ont à dire à la télévision?
– Ah, Cela fait un moment que je n’ai pas regardé la télévision », dit Samsu en jetant la cendre de sa cigarette sur le sol.
La femme se leva derrière son comptoir. Elle apporta un plat en fer-blanc en guise de cendrier et se rassit.
« Alors, continuez, monsieur. Asseyez-vous au centre.
– Oui, monsieur. Que tout le monde entende l’histoire que vous avez commencée hier.
– En fait, je ne suis pas doué pour raconter des histoires. Hier, c’était juste que …
– Hier, c’était à cause de Munik qui nous a interrompus.
– Allez, monsieur. » Un homme ganté déposa le café et le cendrier de Samsu au centre de la table. Un autre baissa le volume de la télévision.
« Ah. Ah. Mais pourquoi faites-vous cela? Vous étiez en pleine discussion.
– Ce n’était pas important. Nous avons passé la soirée devant la télé.
– Oui. Et que gagnons-nous avec la télévision …
– Oui monsieur. Qui sait si vous reviendrez un jour ici. Nous pourrions mourir de curiosité si nous n’entendions pas la suite de l’histoire.
– Silence! Tais-toi.
– Oui bon… C’était juste pour connaitre la fin de l’histoire … »
Finalement, Samsu déplaça son paquet de cigarettes sur la table centrale. Huit hommes l’entouraient.
« Hum, où en étais-je? Ah oui, après que cet homme soit sorti de la prison de Wirogunan …
– Pas encore. Pas encore, monsieur. C’était avant.
– Quoi avant? Comme tu es malpoli. »
Les hommes éclatèrent de rire. Personne ne remarqua la femme derrière le comptoir qui avait éteint la télévision.
« Oui, comment puis-je savoir…
– Ah, comment peut-on raconter une histoire sans fumer. Regardez. Sa cigarette est terminée. Hé ! cafetière, apportes-en une. C’est pour le monsieur ».
– Wow, tu as gagné à la loterie …
– Non. Mes parents m’ont toujours appris à bien recevoir les invités. »
La femme derrière le comptoir se retourna et ouvrit un paquet de cigarettes.
« Ne donne pas qu’une cigarette à notre ami. Donne-lui tout le paquet. »
La femme lui apporta le paquet de cigarettes puis retourna s’asseoir. On entendait un son faible de musique provenant de la radio qui était probablement sous la table.
Ce jour-là, je sentis que j’avais parcouru un long chemin. Un très long chemin. Ce n’était peut-être qu’une impression. Je partis dès que la nuit tomba. Quand je me suis faufilé dans la cour de la maison, j’ai entendu l’appel à la prière. J’ai marché. Toute la nuit.
Dans un instant, le jour allait se lever. Dans un instant, les gens allaient se rendre au puits derrière la maison.
Mes genoux raides étaient difficiles à plier. Le pansement apposé sur mon mollet droit commençait à se décoller. Cela faisait mal. Je m’assis sous une fenêtre.
Avant que le muezzin ait fini l’appel, les haut-parleurs étant éteints, tout comme les lumières du village, je frappai à la fenêtre en bois. Doucement. Très doucement. J’avais peur que quelqu’un ne m’entende. Si bas que j’avais peur qu’elle n’entende pas.
Le rebord de la fenêtre craqua. S’ouvrit. Un peu.
Je vis ses yeux. Brillants comme ceux d’un chat.
« Grand frère? », murmura Laksmi.
Mes lèvres étaient gercées et lisses. Le sang séché sur mes tempes m’empêchait de cligner des yeux. Je bougeai la tête. En espérant que la lumière venant de l’intérieur de la pièce soit un signe d’espoir.
Les yeux de Laksmi semblaient perdus. Elle avait l’air choquée. Peut-être était-ce à cause de la vue de mon visage collant qui était de couleur brune et rouge. La femme ouvrit la fenêtre en grand. J’y approchais ma poitrine. Laksmi me tira par les aisselles. genoux et tibias me firent mal. Mes orteils heurtèrent accidentellement le miroir sur la table près du lit.
« Laksmi, tout va bien? Une voix chevrotante s’était élevée du puits derrière la maison.
– Tout va bien, Wak Min. C’est juste un miroir. Je l’ai renversé accidentellement, répondit rapidement Laksmi. »
Je retins mon souffle. Accroupis au pied du lit.
Laksmi sortit de sa chambre puis elle apporta un verre d’eau. Elle verrouilla la porte. Elle éteignit la lampe à huile et l’accrocha près de la porte de la chambre.
« Je ne sais pas où aller, Las …
– Ma grand-mère et mon grand-père emmènent Bi Sis à la ville.
– Je ne sais pas où aller, Las … »
J’avais les joues en feu. Mes larmes n’arrêtaient pas de couler. Une boule m’avait nouée le ventre toute la nuit. Je reniflais. Laksmi chercha un mouchoir dans son lit. Elle me nettoya le visage. Elle sécha mes larmes.
« Le camion est arrivé, Las. Ils ont tiré sur Pak Munir dans la cour de l’école politique. Dix d’entre nous ont été jetés comme des sacs dans le camion. Il y avait beaucoup de gens. C’était plein de morts. Je ne sais pas où aller, Las … »
Laksmi hocha la tête. Ses longs cheveux touchèrent le sol car elle n’avait pas eu le temps de faire un chignon. C’était la première fois que je la voyais sans voile.
«Tu ne peux pas rester ici. Ils fouillent le village tous les jours. »
Ma tête était lourde. Je ne pouvais plus la bouger.
La fumée de la lampe à huile flottait dans toute la pièce.
Soudain, quelqu’un frappa à la porte d’entrée. Nous retînmes tous les deux notre souffle.
« Ouvrez! »
Encore une fois, la personne frappa à la porte.
« Je vais ouvrir la porte. Cache-toi dans la bergerie.
– N’ouvre pas, Las …
– C’est inutile. Ils l’ouvriront de toute façon. Va vite te cacher. »
Je hochais la tête.
« Ouvrez!
– Oui », répondit Laksmi. Elle fit volontairement du bruit avec ses pieds afin d’être entendue.
Au moment même où Laksmi claquait délibérément la porte d’entrée, j’ouvris le loquet de la porte de la cuisine. Je me glissai dans l’ouverture de la bergerie qui était haute comme ma hanche et se situait non loin de la porte de la cuisine. Je m’accroupis dans un coin. La bouche de la chèvre mâchant des feuilles de jacquier me touchait la tête. Mes jambes étaient couvertes de boue et de crottin de chèvre. Une odeur d’urine emplissait la pièce. Les moustiques pullulaient.
Des sandales se trouvaient devant la porte arrière de Wak Min. Éparses. La vieille femme s’était peut-être enfuie lorsque le camion était arrivé. Toutes les autres portes à l’arrière et sur les côtés étaient fermées. Des images fixes comme des nuages en mouvement.
Un bruit de porte claquée, peut-être celle de Laksmi, se fit entendre. Il y a eu un bris de verre. Ah, nous avions oublié de cacher ce verre. Je me suis encore plus recroquevillé quand ils se sont rapprochés. Ils entrèrent dans la cuisine. La marmite tomba. Le sac de riz fut déplacé.
« Tu vois bien, Jaman?
– Oui. Oui.
– Où?
– Quelqu’un est passé par la fenêtre …
– Vous cachez des communistes, hein? »
Aucun bruit ne se faisait entendre. Mis à part celui des éclats de verre. Une boite de conserve tomba. Un bruit sourd. Laksmi parlait d’une voix tremblante. Tout près. Peut-être avait-t-elle été poussée, et forcée de s’asseoir près de la porte de la cuisine. Quelqu’un regarda par la porte de la cuisine. La chèvre bêlait. La personne revint sur ses pas.
« Rien à signaler, commandant.
– Allez, réponds. Ou tu veux qu’on t’embarque?
– C’est la fille de Kiai Munaf, monsieur. »
Je serrai les dents.
« Eh! Parle. Oh. Tu veux que je te caresse d’abord et après tu vas parler.
– Jaman… Dis-moi. Il n’y a personne … »
La voix de Laksmi était très basse.
« Tais-toi! »
Un homme, Jaman, sortit. Il alluma une cigarette non loin de l’endroit où j’étais recroquevillé. Son regard était vitreux.
Le bruit du tissu qui se déchire. Les larmes de Laksmi se sont évanouies.
La salle était silencieuse. Seul le faible son de la musique provenant de la radio emplissait la salle.
« Cet homme est juste resté silencieux dans l’enclos des chèvres?
– Chut … »
Je me suis bouché les oreilles. Mais les sanglots de Laksmi étaient toujours présents. Écrasés.
« Allez viens, Jaman. »
Une voix aiguë s’éleva. Jaman écrasa sa cigarette avec la plante du pied. Il rentra dans la cuisine. Le bruit de bottes s’estompa. Le bruit du camion se dissipa.
Je me glissai hors de la bergerie.
Il faisait encore gris dehors. Le ciel se cachait derrière la forêt de bambous luxuriante. Le soleil n’était pas encore apparu, voulait être tranquille, ne pas être dérangé. Avec mon mollet blessé par une machette, je trébuchais. Je courais.
Je n’ai plus entendu les sanglots de Laksmi.
« Quel salaud. Il ne pouvait pas s’enquérir de l’état de Laksmi? »
Samsu prit une profonde bouffée de cigarette.
« Vraiment un salaud cet homme.
– Je dois voir ma femme. Je rentre à la maison.
– Rentrons tous à la maison. Demain matin, nous devons faire sécher le chocolat.
– Merci monsieur. Vous revenez demain? »
Samsu ne répondit pas. L’homme écrasa sa cigarette dans le cendrier. Plusieurs fois.
« Allez, monsieur. Sinon, nous allons pourrir à écouter ces histoires de corrompus à la télévision.
– Oui monsieur. Mais ne racontez pas une histoire triste demain …
– Allez, monsieur. »
Les huit hommes s’approchèrent de la table près de la sortie. Ils payèrent leur café. La porte s’ouvrit et se referma. Le vent entra puis s’arrêta. Samsu croisa ses mains contre sa poitrine.
La femme derrière le comptoir éteignit la radio. Samsu mit son bonnet, sa veste et son écharpe. Il donna un billet. Tout en rangeant les verres à café, la femme marmonna: « Ce n’est pas la peine de revenir… »
– Je veux m’excuser, Las. »
La femme lui rendit la monnaie. Il couvrit sa bouche avec les doigts de sa main gauche. Couvrant ses huit dents de devant qui étaient tombées lorsqu’elles avaient été touchées par la crosse du fusil. **
(2013)